La vie aquatique insoupçonnée de l’estuaire de la Gironde

28/06/2025

Un bras de mer et de fleuve : l’estuaire, territoire des poissons voyageurs

L’estuaire de la Gironde n’est ni tout à fait mer, ni seulement fleuve. C’est un théâtre où l’eau douce épouse le sel de l’Atlantique, où les courants brassent la vase et nourrissent une vie foisonnante. Dans cette mosaïque mouvante, les poissons se font voyageurs, sentinelles ou visiteurs de passage. Chaque marée, chaque saison, renouvelle le visage de ces eaux, et le cœur de leur faune.

Des bancs de mulets aux prestigieux esturgeons, de la discrète ablette aux impressionnants silures, l’estuaire compose un répertoire vivant à la fois commun, fragile et surprenant. Mais quelles sont ces espèces qui hantent l’onde entre Bordeaux et Cordouan ? Et pourquoi l’estuaire fascine-t-il autant les pêcheurs, les promeneurs ou les scientifiques ?

Les espèces emblématiques : entre histoire et présent

La Gironde fut autrefois synonyme d’abondance. Coquillages, crustacés et poissons s’y retrouvaient dans une profusion qui fit la fortune de ses habitants. Aujourd’hui, si la biodiversité s’est étiolée, l’estuaire reste un passage essentiel sur l’axe Atlantique. Plusieurs espèces, chargées d’histoire, continuent d’y écrire leur destin.

Le célèbre esturgeon européen (Acipenser sturio)

  • Statut : Espèce en danger critique d’extinction selon l’UICN. Sa pêche commerciale est interdite depuis 1982 (UICN France).
  • Histoire : Autrefois abondant, l’esturgeon surnommé “poisson des rois” pour son caviar, pouvait atteindre plus de 3 mètres de long dans la Gironde. À la fin du XIX siècle, on pêchait jusqu’à 5 000 spécimens par an, contre quelques dizaines d’individus actuellement (INRAE, 2022).
  • Particularité : C’est une espèce anadrome : il naît en eau douce, grandit en mer et revient se reproduire dans l’estuaire et l’amont de la Dordogne et de la Garonne.

L’alose feinte (Alosa fallax) et l’alose vraie (Alosa alosa)

  • Migrations : Ces “harengs du pauvre” viennent frayer entre avril et juin. Ils parcourent parfois plus de 800 km depuis l’Atlantique pour remonter jusqu’aux zones de gravières.
  • Caractéristiques : Leur chair a longtemps été prisée, avec parfois des pêches spectaculaires : en 1936, plus de 20 tonnes d’aloses auraient été débarquées à Bourg-sur-Gironde en une semaine (source : La Nouvelle République, archives régionales).

La lamproie marine (Petromyzon marinus)

  • Aspect : Son corps allongé, sans écailles, et sa bouche en ventouse intriguent toujours. Ce “poisson mystérieux” est l’un des plus anciens vertébrés encore vivants.
  • Cycle : Anadrome comme l’esturgeon, elle remonte l’estuaire entre fin janvier et mai.
  • Spécificité locale : La lamproie à la bordelaise, avec sa sauce au vin, est un mets emblématique de la région depuis au moins le XVIIIe siècle.

Migrateurs et résidents : une diversité qui étonne

Plus de 70 espèces de poissons ont été recensées à un moment ou à un autre dans l'estuaire, dont au moins 45 considérées comme régulières (Gironde.fr, INRAE). Toutes ne font pas halte au même endroit, ni au même moment. Leur apparition suit les saisons, mais aussi la température de l’eau ou les caprices des marées.

Les migrateurs amphihalins

Le territoire de la Gironde est l’un des plus importants pour la migration des poissons dits amphihalins, c'est-à-dire qui franchissent la frontière entre eau douce et mer.

  • Anguille européenne (Anguilla anguilla) : Elle entreprend une odyssée de plus de 6 000 km depuis la mer des Sargasses jusqu’à la Gironde, où elle grandit avant de repartir pondre. Les civelles (jeunes anguilles) sont encore pêchées dans l’estuaire, bien que sous quotas stricts depuis 2008 (source : ONEMA/Agence de l’eau Adour-Garonne).
  • Sardine (Sardina pilchardus) : Elle vient frayer en eau saumâtre, notamment à l’embouchure côté Médoc. D’importantes remontées sont recensées au printemps.
  • Saumon atlantique (Salmo salar) : Autrefois commun entre Blaye et Bordeaux, le saumon est devenu rare. De timides retours sont observés depuis la réduction des obstacles sur la Dordogne (Groupe Migado).
    • Exemple : une trentaine de saumons marqués recensés sur le secteur de Castillon-la-Bataille en 2021.

Les poissons sédentaires et typiques de l’estuaire

  • Mulet (Chelon labrosus, Liza ramada) : Très nombreux et faciles à observer, les mulets aiment les eaux saumâtres et se nourrissent d’algues ou de débris sur les digues, les ports ou les carrelets.
  • Gardon, ablette, brème, tanche : Ces cyprinidés sont souvent vus dans les eaux calmes, dans les bras morts ou les “renues”.
  • Silure glane (Silurus glanis) : Introduit il y a moins de 40 ans, ce géant peut atteindre 2,5 mètres. Il fréquente les parties amont, jusqu’à Bordeaux, et certains ont été observés à moins de 500 m de la ville (INRAE).

Les poissons marins de passage

À la faveur des grandes marées, poissons plats et espèces marines pénètrent l’estuaire à la conquête de la nourriture.

  • Bar commun (Dicentrarchus labrax) : Très recherché par les amateurs de pêche sportive. Adultes et juvéniles remontent jusqu’à Pauillac, parfois Blaye.
  • Plie (Pleuronectes platessa) et sole (Solea solea) : Ces poissons plats semblent perdus sur les étendues vaseuses. La plie est plus fréquente dans le Bas-Médoc ou côté Royan.
  • Dorade grise (Sparus aurata) : On l’observe dans les chenaux, sur les vasières et près des “carrelets”.

Rencontres rares et curiosités naturelles

Certaines espèces ne font qu’une apparition furtive, témoignant de la richesse biologique de la Gironde.

  • Poisson-lune (Mola mola) : Contraint de remonter par mégarde, surtout par hautes eaux. Des signalements ponctuels, notamment en 2021 près de Meschers (Observatoire Pelagis).
  • Torcheur (Syngnathus acus, « pipefish ») : Son corps évoque l’aiguille, il se cache dans les herbiers et zones à courant lent.
  • Aiguillatte et orphie (Belone belone) : Lumineuses, fines, elles voguent à la surface, parfois en petits bancs qui troublent le reflet du ciel.

Un milieu fragile, un vivant à respecter

La variété et la vitalité de ces poissons ne sont pas acquises. Pollution, surpêche, barrages et modification du cycle des eaux mettent à rude épreuve leurs parcours séculaires. Ainsi, sur trente espèces migratrices identifiées en Gironde, onze sont aujourd’hui considérées comme menacées en France (UICN 2022).

La prise de conscience est réelle. La grande majorité des esturgeons vus aujourd’hui le sont grâce à des tentatives de réintroduction et à des programmes de marquage (INRAE). Les passes à poissons s’améliorent, donnant identité et droit de passage à ces voyageurs de l’eau. Les pêcheurs professionnels et amateurs, eux aussi, sont mobilisés dans des gestions concertées.

Quand et où observer les poissons de l’estuaire ?

  • Le printemps : Meilleure saison pour voir les migrateurs : aloses, lamproies, civelles. À surveiller près des passes à poissons de Saint-André-de-Cubzac ou Castillon.
  • Automne-hiver : Grand passage d’anguilles et de mulets, surtout en amont de l’estuaire.
  • Vasières, marais et “ressagues” : Larges zones découvertes à marée basse où viennent chasser bars et dorades.
  • Ponts, digues et carrelets : Points d’observation privilégiés aux premières heures du jour ou à la tombée de la nuit.

Conseil d’observateur : jumelles et patience, surtout là où l’eau se trouble et la vie se dérobe à l’œil pressé. La meilleure surprise vient parfois d’un simple remous, d’un aileron sombre brièvement à la surface, d’une lueur argentée dans la vase.

Anecdotes et petites histoires de la Gironde aquatique

  • Les “filets pissette” : On nomme ainsi les filets tendus autrefois dans la marée descendante, pour capturer civelles et aloses. Les pêcheurs surveillaient chaque nuit la montée des eaux, lampe tempête à la main, pour n’en rien perdre.
  • Un esturgeon dans les vignes : À Pauillac, une célèbre sculpture rappelle qu’un esturgeon de plus de 2,5 mètres fut un temps hissé jusque dans une propriété, pour impressionner les invités d’un château médocain au début du XX siècle.
  • Saison des mulets bondissants : À la fin de l’été, les ronds formés par les bancs de mulets inspirent nombre de poètes locaux, dont l’auteur Paul Hoste, qui notait en 1939 : “le fleuve en tressaille d’allégresse quand les mulets s’égayent dans la lumière descendante”(Archives historiques Gironde).

La Gironde : un patrimoine vivant à transmettre

L’estuaire de la Gironde fait partie des derniers grands refuges pour la biodiversité aquatique en France occidentale. Découvrir ses poissons, c’est comprendre le rythme secret qui anime ses bras, ses marais, ses grèves. C’est aussi renouer avec la mémoire des pêcheurs, des conteurs, des biologistes. L’observation respectueuse, la curiosité, la transmission des savoirs restent les premiers remèdes à la disparition silencieuse des espèces. À chaque passage sur l’eau ou à marée basse, la Gironde continue de raconter sa grande histoire… à travers la vie de ses poissons.

INRAE, UICN, Observatoire Pelagis, Gironde Conseil Départemental, archives La Nouvelle République, ONEMA, Agence de l’eau Adour-Garonne, Groupe Migrations Poissons Charente Seudre.

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