À la frontière de l’eau et de la terre : Voyage au cœur des zones intertidales de l’estuaire

09/07/2025

Lignes mouvantes : comprendre ce que sont les zones intertidales

Elles forment une bande fragile, étirée entre l’eau et la terre, vaste scène pour la vie sauvage et la mémoire humaine. Dans l’estuaire de la Gironde, les zones intertidales sont ces marges rythmées par la marée, découvertes à marée basse, submergées à marée haute. Au fil des heures, la mer avance et recule, laissant émerger vasières, prés salés, grèves sablonneuses, banquettes couvertes de plantes tolérantes au sel.

On estime que, dans un grand estuaire tempéré comme celui de la Gironde, la superficie des zones intertidales représente 10 à 30 % de la surface totale [Office français de la biodiversité]. Les Britanniques parlent joliment « d’intertidal flats » pour désigner ces espaces tantôt terre, tantôt mer : ni tout à fait l’une ni vraiment l’autre.

Royaume du vivant : biodiversité et adaptation

La première richesse des zones intertidales ? Le foisonnement des êtres vivants qui s’y cramponnent. Ces milieux, loin d’être de simples marges hostiles, concentrent une biodiversité exceptionnelle et des adaptations fascinantes.

Un grenier à vivants

  • Flore halophile : Obione, salicorne, puccinellie… Ces plantes font figure de pionnières, tolérant le sel, l’engorgement et la sécheresse. Les prés salés de l’estuaire comptent jusqu’à 15 espèces végétales adaptées, véritable jardin suspendu entre deux mondes [Conservatoire du littoral].
  • Benthos et invertébrés : Sous la vase ou le sable, vers, coques (Cerastoderma edule), palourdes, crevettes grises, crabes s’épanouissent. Une étude à l’embouchure de la Gironde dénombrait plus de 40 000 coques adultes par hectare en zone intertidale [Ifremer, 2021].
  • Oiseaux migrateurs : Bécasseaux, avocettes, barges, spatules… Plus de 100 000 oiseaux fréquentent chaque hiver les zones intertidales de la façade atlantique française, où ils trouvent repos et nourriture (LPO, Observatoire national des zones humides).

Adaptation aux extrêmes

Les êtres qui y vivent doivent encaisser chaleur, froid, immersion prolongée, dessèchement, variations de salinité. Nombre d’invertébrés ralentissent leur métabolisme à marée basse. Certaines plantes stockent l’eau dans leurs tissus charnus. Les oiseaux, eux, ont appris à lire la marée pour venir picorer crustacés, vers ou graines, puis repartir avant la montée des eaux.

Des estuaires vivants grâce aux zones intertidales

Le rôle écologique de ces espaces va bien au-delà de la beauté des inventaires. Les zones intertidales soutiennent, dans leur silencieuse oscillation, nombre de cycles et d’équilibres locaux.

Des nurseries irremplaçables

  • Beaucoup d’espèces de poissons, telles que le bar, l’anguille ou le mulet, déposent leurs larves dans les herbiers ou les vasières intertidales, profitant des eaux calmes et protégées [Ifremer].
  • Le taux de survie des jeunes poissons en zone intertidale serait de 30 à 80 % plus élevé qu’en pleine eau, précisément grâce à la concentration de nourriture et à l’absence de grands prédateurs (WWF, rapport 2022 sur les estuaires européens).
  • Les amphibiens, tel le crapaud calamite, utilisent la frange haute des prés salés pour leur reproduction.

Epuration et tampon pour les eaux

  • Les sédiments, les plantes et les organismes filtrent et fixent les polluants, piégeant azotes, phosphates et même métaux lourds. On estime qu’une vasière peut éliminer 60 à 80 % des matières en suspension avant qu’elles n’atteignent le large (source : Cemagref, aujourd’hui INRAE).
  • Les zones intertidales atténuent la violence des crues et tempêtes, absorbant une part des eaux excédentaires (Office international de l’eau).

Puits de carbone discret

Les prés salés et vasières jouent un rôle majeur dans la séquestration du carbone, d’autant plus remarquable qu’il est longtemps resté inaperçu. Selon un rapport du CNRS (2018), ces milieux stockent entre 50 et 300 grammes de carbone par mètre carré et par an, soit bien plus que de nombreuses forêts tempérées. Cette capacité tamponne les émissions de CO et participe à la régulation du climat local.

Mémoires salées : zones intertidales dans le paysage humain

Ce que racontent les zones intertidales, ce n’est pas seulement une histoire d’algues ou d’oiseaux. C’est aussi celle d’une humanité rivée, depuis des siècles, à la marée.

Un espace habité, produit et rêvé

  • Les pêches à pied (crevettes, palourdes, coques) animent les grèves depuis le Néolithique. On a retrouvé des outils de pêche vieux de 2 000 ans près du Verdon-sur-Mer.
  • Les carrelets, ces cabanes perchées sur pilotis qui décorent la Gironde, existent grâce à la douceur des fonds intertidaux : ils offrent abri, loisir, et lien entre generations.
  • La récolte du sel, autrefois intense notamment dans le marais de Saintonge, exploitait la capacité des prés salés à piéger l’eau.
  • Les zones intertidales sont aussi des laboratoires pour la recherche scientifique (biodiversité, climat), mais aussi pour l’imaginaire : Jules Verne y promène ses héros et les peintres y puisent depuis longtemps inspiration et couleurs.

Les menaces sur un équilibre précaire

Longtemps jugées de peu de valeur, les zones intertidales sont aujourd’hui menacées, à la fois par l’aménagement du territoire (digues, assèchements pour la construction ou l’agriculture), l’introduction d’espèces exotiques (telles la Spartina anglica, plante invasive originaire d’Angleterre), et la pollution diffuse.

Le changement climatique accélère le mouvement. Si le niveau de la mer s’élève de 50 centimètres d’ici 2100 — projection du GIEC pour l’Atlantique nord —, près de 30 % des zones intertidales de la Gironde pourraient être submergées ou transformées (source : BRGM 2023, rapport sur les zones côtières aquitaines).

  • Le « recul du trait de côte » menace par érosion ou submersion les paysages vasières.
  • L’artificialisation des rives leur retire de l’espace vital.
  • L’apport excessif de nutriments (eutrophisation) bouleverse l’équilibre microbien et végétal.

Entre protection et réconciliation : quelles voies pour demain ?

Face à ces constats, la gestion des zones intertidales devient un enjeu collectif, sur lequel convergent scientifiques, gestionnaires d’espaces protégés, pêcheurs, habitants et visiteurs. Plusieurs initiatives voient le jour pour les préserver tout en les maintenant vivantes.

Quelques pistes pour mieux connaître et protéger

  • Restauration des prés salés et des vasières, notamment via le programme européen LIFE « Marha » (conservatoire du littoral : source).
  • Surveillance régulière de la qualité écologique (Ifremer, réseau national de surveillance benthique).
  • Valorisation de la pêche à pied responsable et information des usagers locaux.
  • Création de sentiers de découverte pour sensibiliser aux rôles invisibles des zones intertidales, comme dans la réserve naturelle de l’estuaire de la Gironde.
  • Support à la recherche participative : comptages d’oiseaux d’eau, inventaires floristiques, en partenariat avec associations et écoles.

L’estuaire et ses marges, terre de passage et d’équilibre

En arpentant les zones intertidales, on touche ce qui relie : la pulsation des marées, la patience des oiseaux, la vie cachée sous la vase, et la vigilance partagée pour ces espaces essentiels. Ces marges, longtemps vues comme des espaces vides ou à conquérir, se révèlent des lieux fondamentaux pour la santé de l’estuaire, pour sa beauté, sa nourriture et sa mémoire. Mieux comprendre, mieux protéger : voilà sans doute le plus beau voyage à faire, les pieds mouillés, au cœur même du vivant.

Source Lien/mention
Office français de la biodiversité https://ofb.gouv.fr/
Conservatoire du littoral https://www.conservatoire-du-littoral.fr/
IFREMER https://wwz.ifremer.fr/
LPO/Observatoire national des zones humides https://www.lpo.fr/
WWF Rapport 2022 https://www.wwf.fr/
BRGM 2023 https://www.brgm.fr/
CNRS https://www.cnrs.fr/
Cemagref/INRAE https://www.inrae.fr/
Office international de l’eau https://www.oieau.org/

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