Quand l’Estuaire se Défie : Chronique des Espèces Envahissantes dans l’Estuaire de la Gironde

17/07/2025

L’estuaire de la Gironde : Un carrefour vivant, vulnérable aux intrus

Plus vaste estuaire d’Europe occidentale, la Gironde est un espace de rencontre. On y croise l’eau fluviale et la marée, la lumière atlantique et les brumes du Médoc, les hommes du vin et les oiseaux migrateurs. Mais qui dit carrefour dit portes ouvertes, et c’est aussi un point d’entrée privilégié pour de nombreuses espèces exotiques, parfois envahissantes.

L’enjeu n’est pas anodin : selon l’Observatoire des Estuaires de Nouvelle-Aquitaine, plus de quarante espèces exotiques sont recensées sur la façade Atlantique. Toutes ne sont pas invasives, mais plusieurs bouleversent grandement les équilibres locaux (Observatoire Estuaire Gironde).

Qu’appelle-t-on espèce envahissante ?

Une espèce est dite « envahissante » lorsqu’elle n’est pas originaire du milieu, qu’elle s’y implante, s’y reproduit, et finit par perturber les communautés en place, parfois au détriment de la biodiversité locale, de la qualité de l’eau, des activités humaines (Muséum National d’Histoire Naturelle).

La double origine de leur propagation est humaine : introduction volontaire (pêche, horticulture, agrément) ou accidents liés au commerce, transport de marchandises, relâchements illégaux, etc.

Portraits d'espèces envahissantes rencontrées dans l’estuaire de la Gironde

1. Le Ragondin, l’indésirable familier

Bien connu des promeneurs, le ragondin () ne cesse d’étendre son territoire. Originaire d’Amérique du Sud, importé en France à la fin du XIXe siècle pour la fourrure, il s’est rapidement échappé des élevages. Présent dans l’estuaire depuis les années 1950, il est aujourd'hui omniprésent sur les berges, fossés, marais.

  • Impact sur les berges : Le ragondin creuse de profondes galeries qui fragilisent les digues, les chemins et les installations hydrauliques. Sur l’ensemble de la Nouvelle-Aquitaine, les dégâts sont estimés à des centaines de milliers d’euros par an (source : Conseil Départemental de Gironde).
  • Compétition écologique : Leur appétit vorace accélère la disparition des plantes rivulaires, affaiblissant les écosystèmes pour les espèces autochtones comme le campagnol amphibie ou certaines espèces d’oiseaux nicheurs.
  • Santé publique : Vecteur potentiel de la leptospirose, maladie bactérienne grave transmise par l’urine.

Pour tenter de contenir la prolifération, une campagne de piégeage et de sensibilisation s’organise chaque année en Gironde, mobilisant chasseurs et collectivités.

2. La renouée du Japon, le végétal qui étouffe tout

Sous ses airs de bambou gracile, Reynoutria japonica, ou renouée du Japon, tapisse les digues, les bords de routes et les talus du fleuve. Introduite comme plante d’ornement au XIXe siècle, elle gagne du terrain à chaque crue, emportée par l’eau et les engins de chantier.

  • Colonisation rapide : Capable d’atteindre 3 à 4 mètres de haut, la renouée double la surface qu’elle occupe chaque année là où elle s’installe (source : OFB).
  • Impact sur la flore locale : Sa croissance souterraine (et ses rhizomes traçants) laisse peu de chances aux espèces fragiles du rivage : salicaires, iris et scirpes reculent.
  • Problèmes pour l’homme : Elle accélère l’érosion, déstabilise les ouvrages fluviaux, perturbe la gestion des réseaux de voirie et peut empêcher l’accès aux berges pour les pêcheurs et promeneurs.

Arracher la renouée confine à l’utopie : chaque fragment de racine peut donner naissance à une nouvelle plante. Sur la Gironde, des projets pilotes d’utilisation de bâches occultantes et de fauche régulière sont testés, notamment autour de Pauillac et Blaye.

3. La jussie, la fleur jaune qui colonise l’eau

La jussie, qui regroupe deux espèces originaires d’Amérique du Sud ( et ), a colonisé les bras morts, lagunes, fossés, parties calmes de l’estuaire. Sa croissance explosive recouvre la surface de l’eau d’épais tapis verts et jaunes.

  • Effondrement de la biodiversité aquatique : En privant poissons et invertébrés d’oxygène, la jussie asphyxie la vie dans les petits canaux et sections calmes.
  • Multiplication exponentielle : Une seule tige emportée peut donner, l’année suivante, plus de 100 nouveaux pieds sur plusieurs dizaines de mètres (données : Fédération Loire-Atlantique pour la pêche et la protection du milieu aquatique).
  • Impacts socio-économiques : Elle gêne la navigation de loisir, la pêche, colmate les grilles des réseaux d’irrigation et majore les coûts de gestion des espaces naturels.

4. Le silure glane, le géant qui redistribue les cartes

Le silure glane (), longtemps considéré comme fabuleux ou anodin, se fait de plus en plus remarquer. Introduit volontairement pour la pêche sportive, ce poisson massif (plus de 2,50 m possible, 130 kg rapporté) s’est installé dans la Garonne et la Dordogne et remonte volontiers dans l’estuaire de la Gironde.

  • Impact sur la faune piscicole : Sur certaines portions, les observations montrent qu’il représente jusqu’à 20 % de la biomasse de poissons de grande taille (source : INRAE), prédateur de sandres, carpes, anguilles, mais aussi d’oiseaux et mammifères aquatiques juvéniles.
  • Sensibilité des migrateurs : Certaines études craignent un impact sur la reproduction de l’esturgeon européen et ses cousins menacés, déjà éprouvés par la pêche et la fragmentation des cours d’eau.

Les débats persistent sur l’urgence de réguler la population de silures, entre arguments écologiques et intérêts des pêcheurs sportifs, qui affluent sur le site précisément pour sa présence.

5. Le frelon asiatique, nouveau prédateur du ciel

Le frelon à pattes jaunes (), appelé communément frelon asiatique, est arrivé en France par le port de Bordeaux vers 2004 dans des poteries chinoises. Rapidement, il s’est répandu dans toutes les communes autour de l’estuaire.

  • Danger pour les pollinisateurs : Il décime les colonies d’abeilles, essentielles à la pollinisation des vignes et vergers de l’estuaire.
  • Effet domino sur la chaîne alimentaire : Moins d’abeilles, moins de pollinisation, donc moins de fruits, de graines, de biodiversité. Plusieurs études font état d’une baisse de 20 % de la productivité de certains apiculteurs locaux entre 2010 et 2020 (Ministère de l’Agriculture).
  • Difficultés d'éradication : Les nids, souvent haut perchés dans les arbres riverains ou sur les falaises, sont difficiles à repérer et à détruire.

Chaque printemps renoue la mobilisation contre cet envahisseur, entre destruction des nids et pièges sélectifs, mais le combat reste inégal et le frelon poursuit sa progression.

D’autres intrus, moins visibles mais bien présents

  • L’élodée du Canada (): Plante aquatique qui envahit les canaux ; responsable d’obstructions et d’asphyxie locale de la faune.
  • L’écrevisse de Louisiane (): Croisée dans certains marais associés à l’estuaire, elle concurrence la faune locale et contribue à la destruction de la végétation aquatique.
  • La musaraigne aquatique américaine (): Encore marginale dans le secteur, sa progression rapide sur d’autres bassins inquiète les naturalistes.

Leur discrétion masque souvent des effets profonds, et les cataloguer aide à mieux anticiper de futurs déséquilibres.

Pourquoi lutter contre les espèces envahissantes dans l’estuaire ?

  • Pour préserver les habitats naturels : L’estuaire abrite plus de 220 espèces d’oiseaux, 40 de mammifères, et de nombreuses plantes endémiques (source : SEPANSO / Conservatoire du littoral).
  • Pour protéger l’agriculture et la viticulture : Les dégâts causés par les rongeurs ou les plantes aquatiques impactent irriguants et vignerons.
  • Pour maintenir la magie du lieu : Les invasions altèrent la diversité, le paysage, les pratiques traditionnelles de pêche et de promenade qui font le charme du fleuve.

La lutte passe par :

  • L’arrachage ou la gestion raisonnée (en privilégiant les méthodes mécaniques, manuelles).
  • Des campagnes d’information auprès du public, pour éviter de disséminer ces espèces en vidant aquariums ou bassins dans la nature.
  • La collaboration interrégionale, puisque les espèces ne connaissent pas les frontières administratives.

Toutefois, aucun retour en arrière n’est possible : on ne peut que contenir, jamais faire disparaître totalement une espèce fermement installée.

Vers une cohabitation raisonnable ?

Les espèces envahissantes questionnent notre lien à la nature : fascination, rejet, regret, indifférence ou engagement ? L’estuaire de la Gironde n’est jamais figé. L’observer, c’est mesurer la force, mais aussi la fragilité, d’un territoire ouvert sans cesse bousculé.

Responsables, promeneurs curieux, naturalistes et agriculteurs poursuivent la veille et cherchent ensemble des solutions pour offrir au fleuve un avenir partagé, respectueux de la diversité qui fait sa beauté. Marcher sur ces rives, c’est aussi accepter d’y voir changer les équilibres. Reste à trouver le rythme et la juste distance pour écouter, comprendre, et, peut-être, infléchir le cours des choses.

Pour aller plus loin : Inventaire National du Patrimoine Naturel, Office Français de la Biodiversité, SEPANSO, Observatoire de l’Estuaire de la Gironde.

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