Sur la trace des mammifères : habitants discrets de l’estuaire

13/07/2025

Un monde mouvant, entre eaux et roseaux

Sur les rives de l’estuaire de la Gironde, une vie discrète et patiente s’invente à chaque marée. Ici, le fleuve rencontre l’océan, et les marais frémissent d’habitants insoupçonnés : mammifères aquatiques, forestiers, ou nocturnes. Ce territoire, mouvant par essence, façonne des refuges pour des espèces qui ont su s’adapter au rythme de la vase, des crues et du vent.

Certains se laissent deviner à l’aube, silhouettes furtives sur la berge. D’autres trahissent leur présence par les traces, les glissières dans la boue, ou l’éclat d’une pupille à la lumière d’un crépuscule. Observer les mammifères de l’estuaire, c’est accepter une part de mystère, et apprendre à lire un territoire où l’eau efface sans cesse les indices.

Loutre d’Europe : la revenante des marais

Dans l’imaginaire des berges de l’estuaire, la loutre est la silencieuse aventurière. Chassée jusqu’à quasi-disparition au XXe siècle en France, elle revient timidement depuis quelques décennies, portée par une eau mieux protégée.

  • Nom scientifique : Lutra lutra
  • Présence : Depuis les années 2010, des indices de loutre sont relevés de façon régulière sur les deux rives de l’estuaire, de Pauillac à Vitrezay, notamment dans le marais de la Seudre et sur le Blayais (Observatoire de la faune sauvage de Gironde).
  • Indices de présence : Empreintes palmées sur la vase, épreintes (crottes blanches composées d’écailles et d’arêtes), coulées le long des canaux.
  • Particularité : Excellent nageur, la loutre arpente jusqu’à 20 kilomètres de rives sur “son” territoire. Elle chasse poissons, écrevisses, mais aussi oiseaux d’eau et amphibiens.

La loutre peut rester invisible des années sur une portion de marais, mais sa présence régule plusieurs chaînes alimentaires, maintenant l’équilibre des écosystèmes aquatiques (SFEPM).

Ragondin et rat musqué : les castors de l’estuaire ?

Plus visibles, plus bruyants, ils divisent les riverains. Le ragondin (Myocastor coypus) et le rat musqué (Ondatra zibethicus) sont tous deux introduits, mais rapidement acclimatés aux marigots locaux.

Espèce Taille Régime Particularité
Ragondin Jusqu’à 9 kg Herbivore, roseaux, joncs, céréales Présent partout depuis le XXe siècle, creuse terriers profonds sur les berges (jusqu’à 10 m !)
Rat musqué 1 kg Omnivore, plantes, moules d’eau douce, invertébrés Terriers moins profonds, souvent confondu avec le ragondin, plus fréquent sur les canaux Nord-Gironde

Leur prolifération modifie la physionomie des berges : glissades dans la vase, terriers béants, destruction de certaines digues anciennes. Pourtant, ils offrent aussi une ressource à la chaîne alimentaire locale (hérons, renard, loutre) et participent à l’entretien d’une mosaïque végétale propice à la biodiversité.

Anecdote: En hiver, il n’est pas rare d’observer des “plages” de ragondins s’alignant au soleil, jusqu’à 10 individus, parfois signalés près de l’île Nouvelle.

Renard roux : un chasseur de lisière

Mésestimé, il arpente pourtant chaque nuit les repousses sauvages, les digues, les sorties de bois. Le renard (Vulpes vulpes) façonne des territoires faits d’opportunisme.

  • Habitat : Présent sur l’ensemble des marais de l’estuaire, y compris sur les îles quand il peut y accéder à marée basse.
  • Régime alimentaire : Micro-mammifères (campagnols, souris), jeunes oiseaux des héronnières, œufs de tortues ou de limicoles, fruits (ronces, prunelles).
  • Observation : Rencontres fréquentes au lever du jour. Les traces de pas (4 doigts, coussinet en losange) sont faciles à reconnaître dans la boue fine.

Parfois, un renard longe la route blanche des marais au soleil couchant : une flamme orangée glissant sur la nappe verte de la roselière. Certains naturalistes locaux suivent une même famille sur plusieurs années, repérant la tanière en rebord de berge abritée sous un entassement de branches.

Chevreuil et sanglier : les fantômes des prairies humides

Chevreuils (Capreolus capreolus) et sangliers (Sus scrofa) forment la grande faune discrète du pertuis. Ils gagnent les marais à la faveur de l’aube ou de la nuit, en quête d’eau et d’herbes grasses.

  • En automne, près de 80 % des observations de chevreuils sur l’estuaire girondin sont réalisées à la lisière des marais, lors des grands déplacements saisonniers pour trouver de nouveaux territoires (source : ONF, FDC33).
  • Le sanglier, très adaptable, migre des forêts riveraines vers les vasières pour fouiller mollusques, racines et graines de joncs. Après une crue, on repère les “boutis”, larges surfaces de vase retournée à la recherche de nourriture.
  • La traversée de groupes familiaux (compagnies) est plus aisée lors des nuits de grande marée, quand l’eau facilite la fuite vers les îles ou l’autre rive.

La discrétion de ces espèces en a fait de précieux marqueurs de la qualité des corridors écologiques entre forêts et zones humides.

Des petits peuplements à l’ombre de la végétation

Sous les aulnes, dans l’épaisseur des roselières, une faune de plus petite taille s’agite.

  • Campagnol amphibie (Arvicola sapidus): Endémique à l’ouest de la France, cet infatigable nageur creuse ses galeries au ras de l’eau. Sa présence témoigne d’une bonne qualité des milieux humides (INPN).
  • Hérisson d’Europe: Malgré la pression des véhicules, il profite des “prairies en mer” pour trouver invertébrés et escargots dans les talus humides.
  • Musaraigne aquatique: Espèce protégée, elle pêche insectes et larves dans la vase, opérant par nuits sans lune. Ses couinements discrets trahissent parfois sa présence.
  • Pipistrelle commune: Chauve-souris minuscule mais vorace (consommant jusqu’à 3 000 insectes par nuit), elle exploite la surface de l’eau pour chasser, dessinant des arabesques au crépuscule.

Chaque petit mammifère joue une fonction : aérer le sol, contrôler les populations d’insectes, fournir de la nourriture aux prédateurs. Chacun révèle, par ses traces minuscules, l’état général de la biodiversité locale.

Comment reconnaître et observer ?

L’observation des mammifères de l’estuaire réclame patience et respect. Pour augmenter ses chances :

  • Préférer les lumières rasantes du matin ou du soir, quand la faune sort se nourrir.
  • Repérer les traces : empreintes dans la vase, restes alimentaires, coulées ou terriers.
  • Marcher lentement, dans le silence, à bonne distance des berges.
  • Utiliser une paire de jumelles, notamment sur les observatoires aménagés (Terres d’Oiseaux, marais de Braud-et-Saint-Louis).
  • Pour la loutre, inspecter sous les pontons abandonnés ou les sorties de drain à marée basse : lieu favori pour déposer ses épreintes.
  • Conseils naturalistes : noter ses décisions d’observation et participer aux sciences participatives via des plateformes comme Faune-Aquitaine (faune-aquitaine.org).

Menaces et médiation : quels enjeux pour demain ?

L’avenir des mammifères des marais de l’estuaire dépend de la préservation de leurs habitats : zones humides, forêts riveraines, prairies inondables. Or, ces dernières décennies, 67 % des zones humides françaises ont disparu ou se sont fragmentées (OFB, 2023).

Plusieurs menaces persistent :

  • Pollution de l’eau (hydrocarbures, pesticides), qui impacte la loutre, les petits rongeurs, les insectivores.
  • Aménagements hydrauliques et urbanisation, qui morcellent les corridors de déplacement.
  • Chasse et piégeage, notamment pour le ragondin et parfois le renard, dont les populations subissent des régulations parfois mal comprises.
  • Prédation accrue sur les jeunes mammifères lors d’hivers doux, modifiant les équilibres naturels.

Des projets de renaturation de marais – comme sur l'île Nouvelle et dans la réserve naturelle de Cousseau – permettent aujourd’hui l’observation plus régulière de certaines espèces phares, tout en proposant pédagogie et sensibilisation.

Invitation à la rencontre du sauvage

Observer les mammifères des rives de l’estuaire, c’est entrer dans une géographie du secret. Du solide ragondin au chevreuil aérien, de la loutre audacieuse à la musaraigne minuscule, un bestiaire unique habite encore ces marais : fragile, patient, et infiniment précieux. L’attention des visiteurs contribue à préserver ce patrimoine vivant et à honorer la longue histoire des milieux humides de l’estuaire.

La plus belle observation n’est pas toujours la plus rare : c’est celle qui nous apprend à regarder autrement, à entendre la pluie sur les joncs, ou à suivre le bruissement d’une tanière oubliée sous la brume. Les marais et les rives, au fil de l’eau, restent un pays que l’on découvre mieux chaque saison.

En savoir plus à ce sujet :

Publications