À marée de sel : l’étrange danse des plantes au fil de la salinité

15/07/2025

Lorsque le sel s’invite : comprendre la salinité

La salinité. Un mot cristallin, indissociable des estuaires, des rivages, de cette zone floue où le fleuve s’efface dans la mer. Ici, sur l’estuaire de la Gironde, concentration et dilution se rencontrent, conversations invisibles entre gouttes d’eau douce et d’eau salée. Mais que désigne-t-on réellement ? La salinité mesure la quantité de sels dissous dans l’eau – principalement du chlorure de sodium, mais aussi du magnésium, du calcium, du potassium et bien d’autres minéraux. On l’exprime en grammes par litre (g/L) ou en parties par mille (‰). L’eau douce d’un fleuve oscille autour de 0,5 ‰ ; l’eau de mer monte jusqu’à 35 ‰ en moyenne (Larousse).

  • Les estuaires sont des mosaïques mouvantes : ici, la salinité varie au rythme des marées, des crues, de la saison.
  • Zones de transition uniques: On trouve parfois des gradients où, sur 10 kilomètres, l’eau passe de moins de 1 ‰ à plus de 20 ‰.

Ce gradient impose une sélection sévère aux habitants. Pour les plantes, il s’agit de survivre à une eau qui irrigue ou… qui brûle.

Survivre à l’épreuve du sel : stratégies et adaptations végétales

De la prairie douce au rivage saumâtre, la nature joue serré. Le sel modifie la disponibilité de l’eau vers les racines, perturbe la croissance, provoque parfois de véritables chocs osmotiques pouvant entraîner la mort. Mais certaines espèces ne se contentent pas de résister : elles prospèrent là où d’autres renoncent. Ces spécialistes sont les plantes halophiles ou halophytes.

Les grandes familles et leurs techniques de survie :

  • Halophytes vraies : Elles tolèrent, voire nécessitent, la salinité pour se développer. Exemple : la salicorne (Salicornia europaea) ou la soude maritime (Suaeda maritima).
  • Plantes tolérantes : Non exclusives des milieux salés, elles survivent néanmoins à des conditions modérément salines. Exemple : les joncs de l’estuaire.
  • Glycophytes : Plantes du commun, qui tolèrent mal le sel, rarement présentes même en marge des berges salées.

Quelques adaptations physiologiques remarquables :

  • Accumulation de sels : Certaines stockent le sel dans leurs tissus ou le diluent en produisant plus d’eau.
  • Excrétion de sels : Les feuilles de la soude maritime, par exemple, exsudent des gouttelettes salées au soleil.
  • Succulence : Les tissus s’épaississent, retiennent l’eau (comme chez la salicorne).
  • Morphologie réduite : Feuilles rapetissées ou absentes pour limiter la transpiration et l’entrée du sel.

(Futura Sciences)

Cartographie végétale : qui pousse où ?

À l’échelle mondiale, seules environ 2% des espèces végétales sont considérées comme véritablement halophiles (NCBI, 2017). Mais la répartition est loin d’être homogène.

  • En europe, on recense entre 400 et 600 espèces tolérant des concentrations en sel supérieures à 0,5 %. Parmi elles, le pourpier de mer, l’obione, les lavandes de mer (statices)… (Revue Ecologie)
  • Dans l’estuaire de la Gironde, la zone hautement salée abrite la salicorne, le jonc maritime, la puccinelle, mais plus loin des confluents où l’eau douce prend le dessus, le roseau commun, les iris, les prairies alluviales.
  • En Afrique de l’Ouest, certaines mangroves poussent dans des eaux avec plus de 50 ‰ de sel, record absolu pour des plantes enracinées.

La répartition, souvent en bandes parallèles à la ligne d’eau, semble chorégraphiée : un mètre plus haut ou plus bas, et tout chancelle.

Couloirs et barrières : la salinité structure la diversité

La salinité ne se contente pas d’exclure ou d’accueillir : elle dessine de véritables frontières, mais aussi des refuges, modifiant la compétition et la biodiversité. Voici comment la concentration en sel influence les communautés végétales :

  • Effet barrière : Le sel limite la colonisation par les espèces généralistes. Cela crée des niches pour des espèces spécialisées et parfois rares.
  • Effet corridor : Dans un estuaire vaste comme la Gironde, les zones saumâtres servent de couloirs pour des espèces migratrices (plantes comme oiseaux).
  • Effets saisonniers : Après une crue de printemps, la salinité diminue temporairement, permettant peut-être à certaines graines non halophiles de germer — mais aussitôt la marée remonte et le tri s’opère.

Études de cas évocatrices

  • En Camargue, les prés salés abritaient 48 espèces végétales sur une bande de 100 mètres selon une étude du CNRS (2012), contre seulement 12 sur la plage la plus salée (CNRS.fr).
  • Au Bangladesh, l’augmentation de la salinité depuis 1980 a réduit jusqu’à 30 % la surface des forêts de mangrove, modifiant la composition des espèces (Nature Ecology).
  • Sur la côte Atlantique française, la disparition progressive des vasières au profit de polder a supprimé plus de 50% des prés halophiles depuis 1945 (SHOM).

Un laboratoire vivant : l’importance des salines et marais littoraux

Les milieux soumis à la salinité sont plus fragiles qu’ils n’y paraissent. Les prés salés, les marais d’estuaire, les lagunes, sont de véritables laboratoires naturels. On y conduisait, au XXème siècle, des expériences d’acclimatation d’espèces agricoles ou de plantes ornementales, souvent en vain.

  • Intérêt écologique : ces milieux font partie des habitats prioritaires de la Directive Habitats de l’UE.
  • Puissance filtrante : Les marais salés stockent jusqu’à 5 fois plus de carbone à l’hectare que les forêts tempérées (WWF France).
  • Production de biomasse : France entière, les prés salés représentent moins de 0,03 % de la surface du territoire, mais hébergent 35 % des espèces halophiles connues (INPN Muséum).

Quand le sel grimpe — évolutions et menaces à venir

Derrière la poésie des paysages salés, une inquiétude se profile. Le changement climatique, la remontée du niveau marin, les prélèvements d’eau douce modifient la salinité dans nos estuaires. Sur la Gironde, la salinité remonte parfois de 5 à 15 kilomètres à l’amont, selon les années sèches (Eau Gironde).

  • Conséquences ? Sur la biodiversité : des prairies inondables basculent vers le modèle des prés salés, certaines espèces régressent ou migrent.
  • Menace sur les cultures L’augmentation de la salinité des sols met à mal la vigne sur certains coteaux, met en péril la croissance du maïs ou du tournesol en bordure d’estuaire.
  • Risques accrus Selon un rapport du GIEC (2021), la salinisation des terres pourrait toucher 150 millions de personnes dans le monde avant 2050, causant jusqu’à 10% de baisse de rendement sur le blé dans les plaines alluviales du sud-ouest européen.

À l’écoute du sel, entre adaptation et vigilance

La salinité n’est pas qu’un chiffre lu sur un appareil. Elle est une force qui modèle, façonne, et parfois menace les paysages vivants. Tabliers de vase, éclats argentés des salicornes, murmures des zones où la mer s’invite sans prévenir. Si l’on sait observer, la répartition des plantes le dit à sa façon plus sûrement qu’une borne scientifique. Ici, chaque brin de jonc, chaque touffe de soude, témoigne d’un équilibre précaire.

Vouloir préserver la singularité des estuaires, c’est accepter cette étrangeté salée : la protéger, l’accueillir, la comprendre. Les marais et les prés salés ne sont pas de simples marges entre fleuve et océan : ils sont la mémoire vivante d’une danse millénaire entre eau, sel et racines. Et l’on sait que cette chorégraphie, aujourd’hui, mérite toute notre attention.

En savoir plus à ce sujet :

Publications